mardi 16 novembre 2021

Carl Wilhelm Holsoe

 


L'Héritage d'Esther

de Sandor Maraï



Les destins féminins tragiques ont très souvent fait l'objet d'analyses et de descriptions dans la littérature et si "L'Héritage d'Esther" de Sandor Maraï n'est pas le plus connu d'entre eux, il n'en demeure pas moins à mon sens l'un des plus poignants, par sa nature implacable et son cheminement inéluctable. Il se caractérise également par le fait qu'il sollicite beaucoup l'esprit du lecteur, lequel est souvent enclin à se révolter face aux comportements de l'héroïne,  en pure perte évidemment, réduit qu'il est au rôle de témoin impuissant. 


Le grand écrivain hongrois nous conte ici l'histoire d'Esther, femme ayant dépassé la quarantaine, qui vit des jours tranquilles et monotones dans sa maison et son jardin, en compagnie de sa vieille gouvernante. Entourée par un petit groupe d'amis bienveillants ainsi que d'un frère, qui lui prodiguent de bons conseils, cela ne suffit pas à évacuer sa mélancolie, laquelle est nourrie par un passé bouleversant qui va hélas resurgir en la personne de Lajos, un homme singulier, qui fut son grand amour mais qui lui causa de terribles tourments.


Sandor Maraï - 1900 - 1989


La sagesse voudrait qu'Esther au fil des années se soit affranchie de l'influence qu'a exercée sur elle la personnalité de Lajos, mais on verra hélas qu'il n'en n'est rien, même si elle a malgré tout gagné en lucidité sur cet homme et sait à quoi s'en tenir à son propos. Mais qu'est-ce que la lucidité face au mystère de l'amour ? C'est tout le thème de ce roman cruel, roman de la fatalité et de l'emprise qu'un être peut exercer sur un autre.


Lajos, sorte d'aventurier sans scrupules, est de retour dans l'univers d'Esther, qu'il va s'employer à déstabiliser après l'avoir déjà fait vingt ans plus tôt, la laissant désemparée et flouée, après avoir épousé sa soeur par intérêt, devant laquelle Esther s'est effacée, alors qu'elle pensait être l'élue.  Pour ne pas déflorer le déroulement du récit, je n'en dirai pas plus sur ses développements et ses péripéties, lesquelles font froid dans le dos, mais j'attirerai l'attention du lecteur sur ce qui fait aussi l'intérêt de ce livre, à savoir les longues et fascinantes conversations nocturnes entre Esther et Lajos,  où cet homme lui assène froidement ses conceptions de la vie, surtout celles qui l'arrangent, en un discours fumeux empreint d'une philosophie de pacotille et d'une condescendance incroyable, qu'elle s'emploie à essayer de contrer, lui montrant ainsi qu'à aucun moment elle n'est dupe malgré son désespoir.

Il s'agit là de la confrontation entre un manipulateur cupide et cynique avec une femme qui rend sciemment les armes, fatiguée de lutter et acceptant de faire face à son destin, tout en essayant de sauvegarder son intégrité . A ce titre, la notion de confrontation étant d'ailleurs  une constante dans l'oeuvre de Maraï, notamment dans son autre grand roman "Les braises", qui est cependant d'une nature différente. 

Dans notre société actuelle, la notion d'emprise a fait l'objet depuis quelques années de bien des analyses et dénonciations. On ne compte pas les livres parus, dont certains ont défrayé la chronique, où des femmes expliquent ce phénomène, que l'on retrouve pourtant dans bon nombre d'ouvrages de la littérature mondiale et "L'Héritage d'Esther" ne fait pas exception grâce à l'immense talent de Sandor Maraï, qui analyse de manière magistrale l'âme tourmentée de son héroïne, qui reste durant tout le récit d'une grande dignité et nous inspire le respect, ce qui est aussi la grande force de ce livre.  

Ce très grand romancier, né en 1900, qualifié parfois à tort selon moi, de "Stefan Zweig hongrois",  traversa le vingtième siècle et les drames qui ont secoué la Hongrie, dont il s'est exilé après quelques années d'errance en Europe, rejoignant finalement les Etats-Unis pour finir par se suicider en 1988 en Californie.

Sandor Maraï est un grand prosateur et un conteur au style classique, clair et pénétrant, auteur d'une oeuvre très importante, tant sur le fond que sur la forme, où dans ses romans et ses mémoires, il nous décrit ce qu'était le monde d'hier, à jamais englouti.







Christine Filiod-Bres - novembre 2021


 








      





4 commentaires:

  1. J'ai lu ce court roman il y a tellement longtemps que j'en ai oublié les "développements et péripéties", mais je me souviens encore de mon peu d'estime pour Lajos.
    Par curiosité, qu'est-ce qui, à votre avis, ne fait pas de Márai un "Stefan Zweig hongrois"? (je n'ai lu suffisamment ni l'un ni l'autre pour avoir une vraie opinion sur la question).

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  2. Eh bien je considère que le style de Maraï est plus abrupt, moins romanesque que celui de Zweig, et je suis toujours un peu gênée avec les comparaisons entre écrivains, que je trouve hasardeusees et un peu faciles. Ils ont chacun leur propre univers. Ce qui les rapproche à coup sûr c'est leurs destins d'exilés, victimes des bouleversements de la deuxième guerre mondiale, et le fait qu'ils se soient tous deux suicidés, même si ce fut bien plus tardif pour Maraï qui avait déjà atteint le grand âge. Ils étaient de remarquables représentants de cette Mitteleuropa qui a produit de nombreux grands artistes. C'est vrai aussi qu'ils dépeignent tous deux "le monde d'hier" dont a si bien parlé Zweig, c'est sans doute pourquoi les critiques les rapprochent parfois. Merci beaucoup de votre commentaire et de votre attention. Cordialement.

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  3. C'est la vocation de Vert Céladon de tenter "d'émerveiller" le lecteur en lui faisant découvrir des oeuvres et des auteurs, et si j'y parviens parfois, c'est que ma mission n'est pas inutile. Merci beaucoup pour votre commentaire et pour votre attention.

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