vendredi 31 août 2018



Joan Didion - Née en 1934 à Sacramento (Californie)



"Enfin, nous étions ensemble dit-elle. Nous avons été ensemble toute notre vie. Si l'on y réfléchit." 


Démocratie
de
Joan Didion




On a parfois mentionné à tort, à mon sens, un certain snobisme, et le caractère quelque peu superficiel des comportements de Joan Didion, sorte d'icône de la vie intellectuelle américaine, en évoquant différents aspects de son mode de vie, du moins avant les drames personnels et familiaux qui l'ont frappée, comme la perte de son mari, John Gregory Dune en 2003, et celle de sa fille, Quintana en 2005. Il serait donc tentant d'imaginer qu'il y a peut-être un peu d'elle-même, dans le portrait d'Inez Victor, née Christian, l'héroïne de "Démocratie". La structure du roman, sorte de "work in progress", nous y invite, puisque la romancière, se muant en narratrice, semble avoir connu Inez et les protagonistes de l'histoire.


L'Amérique des années soixante dix, et les événements politiques liés à cette période, sont au coeur de ce livre, qui tient à la fois du thriller politico-policier et du roman intimiste, à travers le portrait d'une famille de la jet-set, les Christian, qui évolue entre New-York, Hawaï et Honolulu, dont l'une des membres, Inez, a épousé un sénateur qui  brigue la présidence des Etats-Unis. Le meurtre, par son père, de sa soeur Janet et de Wendell Omura, représentant d'une grande famille hawaïenne, et délégué au Congrès américain, constitue l'un des ressorts dramatiques du roman et aussi sa zone d'ombre. On ne saura jamais vraiment ce qui a motivé ce meurtre, et l'écheveau des raisons qui ont amené Paul Christian à tirer sur sa fille et un ami de celle-ci, est très emmêlé. On peut cependant imaginer que  cet homme, vraisemblablement rendu dément par la perte de l'influence qu'il exerçait sur sa famille, et ses affaires financières parfois à la limite de la légalité, ont nourri le ressentiment qui l'animait et l'ont conduit à cet acte tragique.

Cet événement, de même que la disparition de sa fille, jeune bourgeoise en quête de réalité et en rupture avec sa famille, va être pour elle, le déclencheur d'une remise en question qui était en germe, et qui va l'amener à donner un nouveau sens à sa vie, plus en accord avec ses aspirations.


Photo Slim Aarons

S'il est une héroïne romanesque, énigmatique et fascinante, c'est bien Inez Victor. Joan Didion nous la décrit, avec ce style presque froid et tranchant, qui la caractérise, menant une vie superficielle, faite de dîners, de cocktails, de galas de charité, destinés à la promotion de la carrière de son époux, apparaissant toujours lucide et parfaitement maîtresse d'elle-même, presque absente, voire fataliste quant à son destin de représentante de la haute société américaine, qui l'a conduite à épouser un brillant politicien dont elle a eu deux enfants.

Aldo Balding


Mais on verra que ce tableau est un trompe l'oeil, et que la vie d'Inez est parfois traversée et submergée par un homme, Jack Lovett, qu'elle a côtoyé, alors qu'elle n'était qu'une toute jeune femme. Celui-ci,  trop accaparé par ses activités professionnelles obscures, mi-aventurier, mi agent de la C.I.A. en Asie du Sud-Est, et pas libre lors de leur rencontre, s'est éloigné, sans doute effrayé aussi par le milieu social où évolue une femme pour laquelle il éprouve pourtant des sentiments très forts, mêlés d'estime et d'admiration, et sur laquelle il veillera, toute sa vie. Ne dit-il pas, lors d'une conversation avec la narratrice, qui l'a connu, "il classait Inez Victor parmi les femmes les plus nobles de sa connaissance. Je me rappelle spécialement cette phrase, parce que le mot noble, m'avait paru d'un autre âge, et en cela surprenant et plutôt amusant."



Le lien secret qui unit Inez à Jack Lovett, n'est pas une banale liaison adultère, puisqu'ils ne se côtoient que très rarement et restent parfois plusieurs années sans se voir, mais au fil du temps, ils demeurent intensément présents l'un à l'autre, liés par un lien indéfectible, et la force de sentiments qui les dépassent, convaincus que rien ne pourra jamais les détruire. Ainsi, la narratrice nous dit : "C'était en 1969. Inez Victor ne vit que deux fois Jack Lovett, entre 1969 et 1975, à l'occasion d'une grande fête à Washington et à l'enterrement de Cissy Christian à Honolulu."








La personnalité secrète de Jack Lovett, exacerbée par ses activités au sein des services secrets, notamment durant la guerre du Vietnam, et jusqu'à l'évacuation des troupes américaines et des événements tragiques qui y sont liés ; le côté pragmatique et extrêmement réaliste de son attitude, ont contribué à faire de lui un héros atypique, mais rassurant, aux yeux d'Inez, qui a en lui une confiance aveugle, convaincue qu'il est le seul à pouvoir lui ramener sa fille, en pleine crise existentielle, dont elle est sans nouvelles. Un homme qui arrive aussi à un moment de sa vie, où il n'a que faire des contingences, sentant que le drame qui frappe la femme à qui il s'est voué depuis tant d'années, l'a conduite au point de non retour. On le verra dans cette scène, à la fois simple et forte du roman, qui se déroule au cours d'un dîner à l'atmosphère lourde :


 - "Veux-tu que je t'emmène ? dirait Jack Lovett, d'une voix grave et parfaitement assurée. 
- Jack Lovett détournerait son regard d'Inez et dirait à Billy Dillon :
- Voilà, de la même voix grave et assurée. Je n'ai pas de temps pour les fioritures."


On verra que cette dernière phrase, prononcée par Jack est très prémonitoire, et que le couple singulier et admirable qu'il forme avec Inez, est de ceux que l'on n'oublie pas et nous laisse une empreinte durable. Deux êtres ayant toute leur vie assumé leurs responsabilités, mais qui, lors de circonstances tragiques, et parvenus à la croisée des chemins, font le choix de bifurquer ensemble. Cependant, il serait vain d'aller plus avant dans la description du déroulement des nombreux événements qui jalonnent le roman de Joan Didion, afin de laisser au lecteur le soin de les découvrir.






Cet ouvrage, de deux cent soixante neuf pages, est rendu extrêmement complexe, mais exaltant, tant par la description de l'arrière-plan politique d'une période charnière de l'histoire des Etats-Unis, à travers la fin du conflit vietnamien, celui du désenchantement d'une certaine jeunesse privilégiée, la mise en lumière de l'avènement et de l'importance de la communication dans la vie politique, à travers le personnage de Billy Dillon, de même que l'exposé des pratiques des milieux d'affaires de la communauté américaine blanche de Hawaï, au mépris des traditions séculaires des autochtones. 




Mais ce qui fait avant tout la richesse, la force et la séduction de ce livre, c'est le style de Joan Didion, fait de flash-backs, de digressions, de pensées fugitives, et cette manière remarquable de nous décrire des événements graves et émouvants, avec la plus grande sobriété, notamment dans la dernière partie du roman. Elle a cette façon inimitable, en observatrice neutre, de mettre  à distance les émotions, et ce détachement apparent, qui est la marque de cette grande romancière, laquelle sait pourtant ce qu'il en est de la douleur, tout en nous disant que finalement, en ce monde, il ne peut être question que d'honneur et d'amour.




David Hockney - Série Piscines 




Christine Filiod-Bres
Août 2018













- Quelques livres de Joan Didion


























Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire