vendredi 27 septembre 2019




Entre fiction et réalité, le mystère Dörte Helm
et une évocation des femmes du Bauhaus


Dorothea Helm dite Dörte Helm - 1898 - 1941 - Autoportrait


La chaîne de télévision franco-allemande ARTE, a diffusé récemment une excellente série en six épisodes, consacrée au Bauhaus, cet important mouvement artistique qui vit le jour en Allemagne en 1919 à Weimar, pour s'achever en 1933 à Dessau lors de l'avènement du nazisme.

Fondée par l'architecte urbaniste Walter Gropius, cette école regroupait plusieurs disciplines dans le domaine des arts appliqués, du design, du théâtre, de l'architecture ... Elle comptait également un important atelier de tissage, réservé aux femmes, fort nombreuses à l'avoir intégré.


Le film a le grand mérite d'éclairer la personnalité de Walter Gropius bien sûr, architecte de renommée internationale, mais aussi et surtout de son élève Dorothea Helm, dite Dörte Helm, venue de Rostock où elle avait appris le dessin, pour intégrer cette école sur laquelle elle fondait de grands espoirs. Elle suivit les cours de graphisme et de peinture murale sur textile, dans la classe d'Oskar Schlemmer et de Johannes Itten entre autres. Elle y côtoiera également celui qui allait devenir le très grand designer que l'on sait, Marcel Breuer.


Série "Bauhaus - Un temps nouveau" - Lars Kraume - Arte 



Le déroulement du récit nous montre Dörte Helm, de même que ses consoeurs, aux prises avec la très difficile intégration des femmes dans les disciplines artistiques réservées aux hommes. L'affrontement entre Dörte et Walter Gropius est assez âpre, lui-même étant partagé entre ses aspirations à promouvoir une certaine égalité entre les sexes, mais subissant la pression hostile du conseil d'administration de l'école, qui voit dans l'orientation des femmes vers les domaines réservés à la gent masculine, une anomalie.



Si Dörte Helm ne semble jamais s'être exprimée publiquement sur son expérience au sein du Bauhaus de Weimar, pas plus que sur la nature de ses relations avec Walter Gropius, lesquelles furent l'objet d'une sorte de procès interne à l'école, qui n'eût aucune suite négative, il en va tout autrement des réalisateurs de la série qui, selon la fille et le petits-fils de Dörte, extrapolent sur la réalité et présentent aux spectateurs le scénario très romancé, d'une liaison amoureuse contrariée, qui ne repose sur aucun fait avéré et prouvé. L'épisode montrant Walter Gropius faisant le voyage à Rostock pour demander la main de Dörte à son père, est une invention scénaristique et n'a jamais eu lieu, a précisé sa fille Cornelia Heise qui a formulé certaines réserves lors de la diffusion du film en Allemagne. Par ailleurs, le fait que le rôle de Dörte, soit interprété par une actrice blonde alors que sa mère était brune, comme l'attestent les nombreuses photos d'archives et son autoportrait le plus célèbre, semble l'avoir aussi gênée, de même que son fils, lesquels n'ont pas compris ce qu'ils ont considéré comme une entorse à la réalité, et une contradiction par rapport au traitement des autres personnages de la série, parfaitement respectés.



Dörte Helm à Rostock (Site Web Philip Heise) 



Si une certaine ambiguïté semble être de mise dans ce film entre fiction et réalité, il reste qu'on assiste à la formidable aventure de ce que fût ce mouvement artistique qui est remarquablement restitué, avec en arrière plan l'agitation politique et les troubles sociaux qui caractérisent l'Allemagne des années vingt. L'intérêt est également suscité par les entretiens qu'accorde Walter Gropius en 1963 à une journaliste qui le pousse dans ses retranchements à propos de ses attitudes envers les administrateurs de l'école et les aspirations de Dörte et ses camarades féminines, de même qu'elle l'interroge sur les répercussions qu'elles ont pu avoir sur l'état d'esprit et les sentiments de son élève. Le film nous montre un Gropius troublé, fuyant, et se refusant finalement à s'exprimer sur ce sujet, concédant seulement que Dörte avait une personnalité entière et passionnée, peu encline au compromis.



Walter Gropius - 1883 - 1969



Lorsque l'on consulte, comme je l'ai fait, les nombreux documents publics  relatifs à la vie de Dörte Helm, après son expérience au Bauhaus, lesquels sont eux bien réels, on voit qu'elle quitte l'école de Weimar en 1925 pour retourner à Rostock, sa ville natale, où elle a poursuivi une carrière de peintre et de décoratrice, en réalisant notamment des peintures murales qui furent malheureusement détruites en 1933 et fit également plusieurs expositions au sein de l'Association des Artistes de Rostock.

Carte postale réalisée par Dörte Helm (Centre Pompidou)



Mais que s'est-il passé pour que Dörte quitte brusquement le Bauhaus auquel elle était quand même très attachée ? N'a-t-elle pas obtenu de Gropius un poste d'enseignante au sein de l'école, comme nous le montre le film, qui lui aurait permis de subsister financièrement ? A-t-elle été contrainte de rejoindre sa famille en désespoir de cause, déçue par l'attitude d'un mentor ambitieux qui envisageait un nouveau mariage avec Ise Frank, après sa séparation d'avec Alma Mahler ? Nul ne le saura jamais car il n'existe aucun document officiel permettant d'éclaircir ce mystère, d'autant que Dörte a épousé en 1930 le journaliste Heinrich Heise, rédacteur en chef du magazine "Funkwacht" à Hambourg, où le couple s'était installé. Une fille, Cornelia Heise, naîtra de cette union.


La biographie de Dörte Helm nous indique enfin que dès 1933, née d'une mère juive, elle fût interdite d'exercer son art et ne pouvait plus s'exprimer qu'en qualité d'écrivain sous pseudonyme. Dörte meurt en 1941 des suites d'une maladie infectieuse, laissant une enfant de trois ans, élevée par sa belle-mère, Heinrich Heise s'étant remarié assez vite, avant de mourir lui aussi sur le front en 1944.


Dörte Helm (Site web Philip Heise)



Cornelia Heise aura donc très peu connu sa mère, disparue alors qu'elle n'avait que trois ans, mais il n'en demeure pas moins qu'elle est fort logiquement attachée à son souvenir et à la sauvegarde de sa mémoire, tout comme son fils Philip Heise qui a d'ailleurs créé un blog consacré à l'oeuvre de sa grand-mère. C'est pourquoi on peut comprendre que la famille ait été troublée par les libertés prises avec la vie privée de Dörte par les réalisateurs et scénaristes de la série, même si en définitive, elle a  considéré qu'ils avaient offert aux téléspectateurs "un bon divertissement", tout en précisant bien qu'ils n'avaient jamais eu aucun droit de regard, ce qui a amené Philip Heise à dire "le film et la télévision ont pu faire ce qu'ils voulaient avec un personnage historique comme ma grand-mère.", sous entendu sans que nous ne soyons en rien consultés.

Dans le film de John Ford, "Qui a tué Liberty Valance", une phrase mythique est prononcée et est devenue au fil du temps le symbole de cette oeuvre crépusculaire du grand réalisateur américain  "Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende". Il semble qu'on ait assisté ici, avec la libre transposition d'une partie de la vie de Dörte Helm, à peu près au même phénomène.

Dörte Helm (Site web Philip Heise) 



Enfin, si Cornelia Heise a démenti la supposée relation sentimentale entre sa mère et Walter Gropius, qui est le fil conducteur du film, Dörte ne s'étant jamais exprimée sur ce sujet, ne peut-on pas considérer que nous sommes loin de tout savoir des vies de nos parents, qui recèlent parfois des non-dits et des mystères qui nous dépassent et leur appartiennent. Mais il s'agit là d'une opinion toute personnelle que je me garderai bien d'ériger en dogme, notamment en ce qui concerne l'évocation de la vie de Dörte Helm, qui vécut à travers l'expérience du Bauhaus, une jeunesse intense de même que ses camarades, lesquelles ont lutté pour la reconnaissance du rôle des femmes dans le monde de l'art, éclairant de leur rébellion les contradictions du discours officiel des administrateurs de cette prestigieuse école d'avant-garde, sur une prétendue égalité de traitement entre les sexes, la réalité ayant été bien différente, dépassée ici aussi par la fiction. 



Les femmes du Bauhaus




N.B - Philip Heise propose un site consacré à sa grand-mère où l'on peut voir de nombreuses oeuvres de Dörte Helm, ainsi que des photographies la représentant durant sa jeunesse et sa vie à Rostock et Hambourg. Le titre du site est : "Dörte Helm - 1898 - 1941".




Christine Filiod-Bres
septembre 2019


   

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