Hannah Arendt
Biographie
par
Elisabeth Young-Bruehl
Hannah Arendt - 1906 - 1975 |
La vie de Hannah Arendt est un roman. Pour ceux qui la connaissent et l'ont lue, mon propos pourrait paraître un peu facile et hardi, mais quand on y regarde de plus près, on ne peut qu'être fasciné par le parcours, tant personnel, qu'intellectuel et politique, de cette femme hors du commun. C'est ce qu'a fait Elisabeth Young-Bruehl, qui fut son élève, et qui eut l'honneur de préparer un Master et un Doctorat de philosophie sous sa direction. En 1982, parait aux Etats-Unis, la monumentale biographie qu'elle a consacrée à son professeur, recueil de plus de six cent pages, accompagné d'un nombre très important de notes, de références, et d'extraits de la correspondance d'Hannah Arendt.
Le grand mérite de cet ouvrage, est bien sûr de retracer très précisément la vie de Hannah Arendt, de sa naissance à Hanovre, au sein de la communauté juive de la ville, le 14 octobre 1906, à sa mort aux Etats-Unis le 4 décembre 1975, mais de la faire vivre, de manière très concrète, notamment à travers son enfance studieuse, marquée par la maladie de son père, duquel elle était proche, atteint par la syphilis, et qu'elle assistât dans les derniers mois de sa vie, en lui faisant la lecture et en veillant sur lui jusqu'à sa fin, en 1913.
Paradoxalement, sur cet événement, que l'on devine fondateur, elle s'est peu exprimée et a décidé une fois pour toutes, de ne pas s'apitoyer sur son sort, disant à sa mère, qui s'étonnait d'une indifférence apparente, face à la mort des membres de sa famille, dont son grand-père bien-aimé, "Il ne faut pas penser autant aux choses tristes" et évoquant son veuvage "Tu sais, Maman, ça arrive à beaucoup de femmes" ... On a ici une idée de la précocité de la jeune Hannah, de cette lucidité qui sera toute sa vie un trait dominant de son caractère, même s'il est clair que la mort de son père fut évidemment le grand bouleversement de son enfance et entraîna chez elle une sorte de repli introspectif, alors qu'elle avait été une enfant dotée d'un tempérament plutôt insouciant.
Hannah Arendt, élevée par une mère qui avait une conception très progressiste de l'éducation, notamment celle des filles, encouragea toujours la sienne à l'étude, et à la familiarité avec les textes, mêmes complexes, puisqu'elle lisait les écrits d'Emmanuel Kant à quatorze ans, et à quinze, la "Psychologie des conceptions du monde" de Karl Jaspers, dont elle ne savait pas encore qu'il allait devenir son directeur de thèse. De plus, sa mère, qui était laïque et ne pratiquait pas la religion juive, incita toujours sa fille à ne jamais transiger lorsqu'il lui arrivait d'entendre des propos antisémites, à affirmer calmement son point de vue, puis à quitter les lieux où ils étaient proférés, fût-ce une salle de classe.
Martin Heidegger |
C'est ainsi qu'en 1924, Hannah passa son "Abitur" (Baccalauréat), puis s'en alla étudier la philosophie, la théologie, et la philologie à l'Université de Marbourg, de Fribourg en Brisgau et de Heidelberg. C'est à Marbourg, qu'elle suit les cours d'un professeur de philosophie nommé Martin Heidegger, lequel fascine tous ses élèves, par la qualité et l'originalité de sa pensée. Elle sera si sensible à cette fascination, qu'elle tombera amoureuse de cet homme de dix-sept ans son aîné, lequel fut également séduit par sa vivacité, son esprit d'analyse, sa très grande intelligence, et sa fraîcheur de jeune fille pleine de ferveur. Une liaison passionnée s'instaure alors, faite de conversations, de promenades en forêt, et d'étreintes fiévreuses, mais bien trop furtives.
Hannah Arendt compris assez vite que cette histoire d'amour, la première qui a compté dans sa vie, était vouée à l'échec, Heidegger étant marié et père de famille, sous la férule jalouse d'une épouse très dominatrice, consciente de l'inclinaison qu'il manifestait très souvent à l'égard de ses étudiantes. C'est pourquoi, n'étant pas femme à faire abstraction de l'estime d'elle-même, et peu résolue à jouer les "back street", elle s'en alla à Fribourg-en-Brisgau, afin de suivre l'enseignement de Husserl, puis à Heidelberg, celui de Karl Jaspers, à qui elle avait été recommandée par Heidegger, et pour lequel elle éprouvât toujours un grand respect et une profonde amitié, lequel fut avec Heidegger, son Maître le plus important.
Karl Jaspers |
On peut considérer que toute sa vie, Hannah a fait, dans tous les domaines, preuve de recul et de lucidité, ce qui lui a parfois valu de très fortes critiques et l'a obligée à affronter de graves polémiques, c'est pourquoi, il est toujours un peu réducteur de l'associer systématiquement à cette relation sentimentale avec son professeur, car si elle a toujours admiré le grand penseur, elle avait pris la mesure de l'homme, petit bourgeois soucieux de respectabilité, à l'horizon privé assez borné. Il n'est que de lire les propos qu'à tenus sur lui ce grand atrabilaire qu'était Thomas Bernhard, dans son ouvrage "Maîtres anciens", pour s'en convaincre.
La déception a dû être très cruelle, en constatant que l'homme privé n'était pas à la hauteur de sa pensée philosophique et intellectuelle. Martin Heidegger fut une grande affaire dans la vie intellectuelle et sentimentale de Hannah Arendt, tant il est vrai que l'on demeure marqué par un premier grand amour, mais elle ne fut pas la seule, comme on le verra par la suite. C'est d'ailleurs un des aspects remarquables de la biographie d'Elisabeth Young-Bruehl de démontrer à quel point Hannah Arendt était non seulement irréductible, mais était tout simplement elle-même.
Elle se heurtera encore, quelques années après la guerre, au caractère veule du philosophe, lors d'un voyage de retour en Allemagne, où elle le côtoya à nouveau, au cours d'une rencontre qui se voulait dépourvue de tout l'affect qui avait entouré leur relation, celui-ci ne manifestant pas une once d'intérêt pour les travaux d'Hannah, devenue célèbre, affectant même une forme de mépris, d'où n'était peut-être pas exempt un certain sentiment de jalousie, lui dont l'adhésion au nazisme, très influencé en cela par son épouse, le conduisait désormais à être en retrait de la vie publique et intellectuelle, même s'il fût autorisé en 1951 à reprendre ses cours à l'Université de Fribourg-en-Brisgau. Elle était également très lucide, et en fit la remarque dans sa correspondance, sur le caractère foncièrement buté et arrogant de Heidegger, lequel appréciait les hommages, mais était peu enclin à en dispenser aux autres, ne manifestant le plus souvent qu'une certaine condescendance.
On a beaucoup reproché à Hannah Arendt d'avoir revu Heidegger, malgré les positions idéologiques du philosophe en faveur du nazisme, d'avoir contribué à propager ses écrits philosophiques, aux Etats-Unis notamment, et d'avoir témoigné lors de son procès en dénazification. Mais on ne comprend rien à cela si on fait abstraction de l'admiration qu'elle a toujours éprouvée pour la grandeur de la culture allemande, philosophique et littéraire, dont elle a été nourrie, et qui l'a formée intellectuellement. Cette empreinte est demeurée profonde, et lors de son exil aux Etats-Unis, ayant acquis la nationalité américaine, s'exprimant dans un anglais teinté d'un fort accent germanique, elle demeura toujours une intellectuelle de culture allemande et ne la renia jamais. A ce propos, son mari, Heinrich Blücher ne disait-il pas à leurs amis en souriant "L'anglais est le violon d'Hannah, si vous souhaitez qu'elle joue sur son Stradivarius, il faut qu'elle parle allemand".
René Char et Martin Heidegger |
A ce titre, on peut également évoquer le grand poète Paul Celan, lui-même dramatiquement éprouvé par le nazisme, sa famille ayant été décimée, ce dont il ne se remit jamais, et ce qui provoqua son suicide, qui fit dans les années soixante, le voyage de la forêt noire, pour rencontrer le philosophe, au cours d'une entrevue dont on ne sait que peu de choses, lui aussi fasciné par le langage heideggerien, et leur amour commun de la poésie. Heidegger ne considérait-il pas que "la langue est la maison de l'être" ... De même que Jacques Lacan qui l'accueillit en France en 1955, ainsi que le poète René Char, pourtant grand résistant, qui l'invitât lors des séminaires qu'il organisait.
Paul Celan |
1955 - Martin Heidegger - Axelos - Jacques Lacan - Jean Beaufret - Elfriede Heidegger - Sylvia Bataille |
L'étude et la fréquentation des cours de Husserl à Fribourg-en-Brisgau, puis ceux de Karl Jaspers à Heidelberg, lequel supervisa sa thèse sur "Le concept d'amour chez Augustin" permirent à Hannah de franchir un cap dans son parcours intellectuel et de nouer avec ce dernier, après la guerre, de même qu'avec son épouse, une amitié qui perdura, faite de respect et d'admiration pour ce maître, avec lequel elle entretint une longue correspondance durant sa vie aux Etats-Unis. C'est aussi en 1925, qu'elle rencontre Gunther Stern, devenu par la suite Gunther Anders, jeune philosophe allemand, qu'elle épouse en 1929.
Rahel Varnhagen |
Cette période, où elle obtient une bourse d'études, s'avère très féconde pour elle puisqu'elle s'intéresse à un personnage, qui va compter dans son approche et sa réflexion sur le statut de la communauté juive en Allemagne, notamment lors de la période dite romantique, et lui consacrer son premier ouvrage, qui ne sera publié qu'en 1958. Il s'agit de Rahel Varnhagen, jeune femme qui tenait à Berlin un brillant salon, fréquenté par les plus grands intellectuels et scientifiques de son temps. Elle avait épousé le diplomate Karl August Varnhagen von Ense et s'était convertie au christianisme, recherchant ainsi une reconnaissance qu'elle n'obtint jamais, écartelée entre deux communautés, ce qui la laissa insatisfaite et profondément désabusée. L'analyse de l'histoire de cette héroïne et la lecture de la volumineuse correspondance et des textes qu'elle a laissés, ont nourri la réflexion d'Hannah Arendt sur l'ambiguïté de la situation des juifs d'Allemagne à l'époque romantique, le problème de l'assimilation, et la perception qu'avait l'époque, d'une femme se voulant pétrie de culture et aspirant à une reconnaissance intellectuelle qui lui fût refusée.
Un autre homme a également beaucoup compté dans son existence, le Président de l'Union Sioniste Allemande, Kurt Blumenfeld, grand ami de sa famille, duquel elle s'était beaucoup rapprochée, très préoccupée par les nuages qui, en 1933, s'amoncelaient sur la communauté juive. Chargée par Blumenfeld de recenser les témoignages d'antisémitisme, elle est arrêtée par la Gestapo, et ne devra son salut qu'à la mansuétude d'un policier du commissariat où elle était détenue.
Ce grave incident fut pour elle un déclic majeur et l'incita immédiatement à quitter l'Allemagne pour la France et Paris. Elle y restera jusqu'en 1940, travaillant comme secrétaire auprès de Germaine de Rothschild, à l'accueil des réfugiés et à l'émigration des jeunes juifs en Palestine. Hannah Arendt a aimé Paris et appris le français durant son long séjour, où elle vivait très modestement avec Gunther Anders, longtemps en marge, qui contribua à faire connaître Franz Kafka aux français, pour qui il était un parfait inconnu. Il émigrera aux Etats-Unis où il vivra dans des conditions assez précaires, avant son retour en Europe, où il deviendra un brillant penseur de l'après Hiroshima et des prémisses de l'écologie. Le couple divorcera cependant en 1937.
Heinrich Blücher |
Heinrich Blücher, devint le 16 janvier 1940, le second mari de Hannah Arendt. Intellectuel et philosophe allemand, non juif, ancien membre du mouvement Spartakiste, puis du Parti Communiste allemand, il fut lui aussi, contraint de quitter l'Allemagne en 1933, pour la Tchécoslovaquie tout d'abord, puis la France, où il fit la connaissance de celle qui allait devenir son épouse et l'accompagner durant le reste de leur vie aux Etats-Unis. Elégant, assez séducteur, ayant une forte personnalité, courageux, il avait pris bien des risques dans sa lutte contre le nazisme, mais il était aussi doté d'un grand pragmatisme, qui l'incitera finalement à prendre complètement ses distances vis à vis du communisme, totalement incompatible avec l'exercice d'une profession universitaire aux Etats-Unis, qu'il ambitionnait.
En mai 1940, l'avancée rapide des troupes allemandes en France, contraint Hannah à quitter Paris, via Marseille et le Portugal, après de sérieuses difficultés, inhérentes à la situation très instable de l'époque. Elle séjourne et végète à Lisbonne, en compagnie de Heinrich Blücher, durant quelques mois avant d'embarquer pour New York en mai 1941 où ils arrivent après un voyage éprouvant. Ils s'installent dans le Massachussets, où ils vivent très difficilement. Elle fait des travaux d'aide à domicile, tout en envisageant de devenir assistante sociale. Cependant, elle commence à publier quelques articles dans des revues de la communauté juive telles que les "Jewish Social Studies", entre autres et l'hebdomadaire "Aufbau", de même que d'autres revues intellectuelles et littéraires.
En 1951, les temps ont changé pour Hannah Arendt, qui devient citoyenne américaine, et entame une carrière de professeur et de conférencière, dans le domaine des sciences politiques, à Berkeley, à Princeton, où elle est la première femme nommée professeur, Columbia, Brooklyn College, Aberdeen et Wesleyan. C'est aussi cette année là, qu'elle publie, l'un des ouvrages pour lequel elle est la plus connue "Les origines du totalitarisme", lequel aura immédiatement un retentissement mondial, à cause du côté novateur des théories qu'il expose, et du parallèle qui est fait entre le nazisme et le stalinisme, point de vue totalement inédit à l'époque, celle de la guerre froide, et qui lui vaudra bien des critiques sévères. Mais le temps, ce grand maître, ayant fait son oeuvre, ce livre fait désormais référence et est toujours l'objet d'analyses pour de nombreux chercheurs et historiens.
Toute sa vie Hannah Arendt s'est consacrée à la lecture, à l'étude des grands textes philosophiques, littéraires, historiques et politiques. C'était pour elle une activité essentielle qui rythmait ses jours, avec le temps consacré à la préparation de ses cours, et la rédaction de chroniques pour les journaux et les grands magazines comme "The New Yorker", ainsi qu'à sa volumineuse correspondance.
Ce que nous montre cependant la biographie de Elisabeth Young-Bruhl, c'est qu'elle n'était pas qu'un pur esprit, mais une femme qui aimait faire la cuisine pour ses amis, qu'elle adorait recevoir avec Heinrich Blücher, lui-même très accueillant. Elle éprouvait également un grand plaisir à confectionner des confitures de cerises, qu'elle adorait, les remuant dans une bassine, tout en devisant sur Spinoza avec Heinrich ... Les soirées newyorkaises, dans le grand salon-bureau, au quinzième étage d'un immeuble austère de Riverside Drive, avec vue sur l'Hudson River, sont restées dans les mémoires de tous ceux qui ont eu le bonheur d'y être conviés. Les conversations étaient brillantes et animées, entre le couple Blücher et les nombreux intellectuels présents, souvent d'origine allemande, ayant fui le nazisme, mais aussi américains, professeurs, étudiants, journalistes, poètes, comme Auden, où la célèbre romancière Mary Mc Carthy, devenue au fil du temps, la grande amie d'Hannah Arendt et l'éditrice de son dernier ouvrage.
Heinrich Blücher - Hannah Arendt - Dwight MacDonald - Gloria Lanier Nicola Chiaromonte - Mary Mc Carthy - Robert Lowell |
Au fil du procès, elle découvre alors l'accusé, détenu dans une cage de verre, et assiste aux dépositions des témoins et entend des récits terrifiants. Cependant, une chose sur laquelle elle s'interroge, et qui ne cesse de l'étonner, est l'attitude de l'accusé, qui donne de lui l'image d'un technicien froid, terne, se bornant à prétendre qu'il s'est contenté d'exécuter les ordres inhérents à ses fonctions au sein du régime nazi, et qui consistaient à organiser la mort d'un nombre considérable d'hommes, de femmes et d'enfants, de la manière la plus froide et rationnelle possible, selon les critères de la solution finale. C'est alors que d'Hannah Arendt, prend conscience qu'Eichmann n'est qu'un fonctionnaire d'une banalité consternante, dépourvu du minimum de conscience qui ne lui permet pas d'éprouver un quelconque remord, ni de renier ses convictions nazies.
Procès de Adolph Eichmann |
De retour aux Etats-Unis, elle reprend ses activités de professeur à l'emploi du temps chargé, et publie le compte-rendu du procès à travers cinq articles dans "The New Yorker". Ces textes ayant alimenté sa réflexion, elle entame la rédaction d'un ouvrage intitulé "Eichmann à Jérusalem" - La banalité du mal". Celui-ci est publié en 1963 et est d'emblée l'objet de critiques très sévères car elle y aborde pour la première fois sa fameuse théorie relative à "la banalité du mal", qui résulte de son observation de la personnalité d'Adolph Eichmann durant la période, assez courte, où elle a assisté au procès.
Cette théorie n'a absolument pas été comprise à l'époque, et perçue presque comme si Eichmann était dédouané de ses responsabilités et considéré comme un simple rouage dans la machine de guerre nazie. Cet énoncé était d'autant plus ressenti comme scandaleux, qu'il émanait d'une intellectuelle juive, qui de surcroît remettait en question le rôle des Conseils juifs durant la guerre. La polémique sera violente, tant du côté des organisations juives israéliennes qu'américaines, de même que de celui de ses amis proches, dont Kurt Blumenfeld et Gershom Sholem, respectueux envers leur vieille amie, mais tout de même très critiques, jusqu'à Karl Jaspers, avec lequel elle correspondait, qui d'emblée, lui avait fortement déconseillé d'assister à ce procès. Cependant, nul doute qu'une phrase comme "Eichmann n'était ni un Iago ni un Macbeth, et rien n'était plus éloigné de son esprit qu'une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe", a pu heurter les esprits, même si on comprend cette analyse, à la lumière de toute sa réflexion sur le totalitarisme, d'où qu'il vienne.
Hannah Arendt fut très affectée par la déflagration provoquée, suite à la publication de son livre, notamment auprès de ses amis. Elle chercha longtemps à expliquer son point de vue et à le clarifier, sans revenir dessus pour autant, car il est bien évident qu'il n'avait jamais été question pour elle de faire preuve d'une quelconque compréhension à l'égard d'un homme comme Adolph Eichmann, sa position se situant plutôt en droite ligne de ses précédentes analyses du totalitarisme. Pour conclure sur cet épisode majeur de son existence, on peut aussi considérer qu'il se produisit seulement moins de vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale et de l'horreur de la découverte des camps de concentration, et que le concept de "banalité du mal" était encore très difficile à envisager dans le contexte de la solution finale. Le temps ayant fait son oeuvre, cette notion, qui parut si scandaleuse à l'époque, fut mieux comprise par la suite, même si, il faut le rappeler, elle est toujours contestée à l'heure actuelle, par certains chercheurs et historiens, notamment en ce qui concerne le parcours d'Adolph Eichman au sein du régime nazi, auquel il adhéra très tôt, ayant tout de même dit lors du procès de Jérusalem, "Le programme du parti n'avait pas d'importance. On savait à quoi on souscrivait".
Après cette rude bataille, qui laissera des traces sur l'état d'esprit d'Hannah, la vie reprit son cours, puisqu'en 1963, elle fut nommée titulaire de la chaire de sciences politiques à l'Université de Chicago, puis en 1967, à la New School from Social Research de New-York, qui sera son dernier poste. L'enseignement, a tenu une très grande place dans sa vie et les échanges qu'elle entretenait avec ses étudiants comptaient beaucoup, notamment dans cette époque où l'effervescence politique était à son comble dans la société et les universités américaines.
Elle s'intéressait beaucoup à la vie politique de son pays et elle enregistra une série d'émissions pour la télévision, entretiens au cours desquels elle s'exprimait sur les différents aspects de la démocratie américaine et sa Constitution. Cette activité ne fut pas aisée pour elle, car s'il y avait quelque chose qu'elle détestait, c'était bien l'exposition médiatique, pour laquelle elle se savait peu douée, considérant que "la pensée n'est pas animée par le besoin d'apparaître, et ne tend que très modérément à se communiquer à autrui." et plus péremptoire "Je déteste les relations publiques". Elle qui n'aimait rien tant que le calme de son bureau pour lire, écrire, réfléchir, et que sa franchise dans les rapports humains ne prédisposait pas au jeu de la communication, s'en est toujours tenue éloignée, excepté quand elle ne pouvait vraiment pas s'y soustraire.
Sa vie à cette époque fut aussi consacrée aux voyages, souvent invitée de par le monde pour des conférences, où comme au Danemark pour y recevoir le Prix Sonning, qui saluait et reconnaissait ses travaux sur le totalitarisme. Elle avait beaucoup aimé Paris, et elle y revint avec plaisir, elle séjourna en Grèce et en Italie, mais c'est en Suisse qu'elle se sentait le mieux, à Tegna, près de Locarno, où en compagnie de Heinrich Blücher, et parfois de quelques amis, elle se reposait et se régénérait, et pouvait converser avec Karl Jaspers, qui demeurait à Bâle, lequel l'accueillait chaleureusement avec son épouse.
Hannah Arendt et Heinrich Blücher |
La biographie d'Elisabeth Young-Bruehl nous éclaire beaucoup sur la relation entre Heinrich et Hannah, et nous permet de comprendre à quel point il fut l'homme de sa vie. Pour elle, cependant, ce mariage ne fut pas exempt de quelques souffrances, dues au tempérament séducteur de Blücher, homme brillant et charismatique, mais elle su toujours pouvoir s'appuyer sur lui, dont le soutien moral ne lui a jamais fait défaut, car il la considérait, la respectait, et admirait infiniment la femme qu'elle était et son oeuvre, qu'en qualité de philosophe et d'expert en sciences politiques, il était à même de comprendre et d'analyser. Même s'il est souvent vrai qu'en amour, l'un des deux souffre parfois plus que l'autre, en l'occurrence ce fut certainement Hannah, ils furent malgré tout sur bien des points, deux alter ego, et celui à qui elle avait écrit "Je sais enfin ce qu'est le bonheur", aura été son point d'ancrage, tout le temps qu'aura duré leur union.
Hannah Arendt avec Karl et Gertrud Jaspers à St Moritz en 1952 |
Heinrich Blücher - 1899 - 1970 |
Une fois de plus, dans la vie d'Hannah, ce fut l'amitié qui vint à son secours pour l'épauler dans sa nouvelle vie sans Heinrich. Dans les premiers mois de son veuvage, ce fut sa vieille amie Anna Weil, qui quitta la France où elle vivait, pour lui venir en aide et se chargea de sa vie domestique, faisant les courses, le ménage, la cuisine ; organisant de petites fêtes dans l'appartement de Riverside, avec le groupe d'amis fidèles. Et comme le dit si bien Elisabeth Young-Bruehl "et surtout, ce qui était essentiel, parlait allemand, avec ces expressions de la Prusse orientale, que son amie et elle avaient apprises étant jeunes". Elle trouva ainsi la force de terminer son année de cours qui traitait du rapport de Kant et de Marx envers la Révolution française, disant notamment à ses étudiants "Marx n'a jamais eu aucun égard pour l'inattendu". En février 1971, invitée par un de ses anciens élèves de Chicago, le Père Chrysostom Kim, elle séjourna quinze jours à l'Abbaye de St John's dans le Minnessota, où l'hiver profond et le silence lui apportèrent un certain apaisement, de même que la perspective d'un séjour en Sicile avec Mary Mc Carthy et James West.
Hannah Arendt et Mary Mc Carthy |
W.H. Auden |
Elle parvint à achever un essai sur lequel elle travaillait depuis un certain temps "La pensée et les considérations morales", qu'elle dédia au célèbre poète anglais W.H. Auden, qu'elle avait souvent reçu avec Heinrich Blücher, et qui avait un temps vécu en Allemagne, sous la République de Weimar, où il pouvait sans trop se cacher exprimer plus librement son homosexualité. Un mois après la mort de Blücher, le poète eut la maladresse de proposer à Hannah d'unir leurs destinées pour prendre soin l'un de l'autre, car ils étaient tous deux seuls. Evidemment elle refusa, car Auden, même s'il participait aux soirées de Riverside Drive, ne faisait tout de même pas partie des intimes et "sa vie en dehors de cela, demeurait en partie mystérieuse à Hannah, elle l'avait materné, allant jusqu'à l'emmener chez Saks, s'acheter un nouveau costume, mais elle ne souhaitait en aucun cas, assumer cela de façon régulière". La proposition d'Auden la choqua et se confiant à Mary Mc Carthy, elle lui disait "Je suis presque hors de moi lorsque je repense à tout cela ... je crois bien que je déteste la pitié, que je l'ai toujours détestée, et que personne n'a jamais suscité ma pitié à ce point".
Durant les dernières années de sa vie Hannah Arendt continua à prononcer des conférences aux Etats-Unis, au cours desquelles elle dût répondre à ce genre de question, posée par son vieil ami Hans Morgenthau :
- "Qu'êtes-vous ? Etes-vous conservatrice ? Libérale ? Qu'elle est votre position parmi les différentes possibilités actuelles ?
- "Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas et je ne l'ai jamais su. Et je suppose que je n'ai jamais adopté de pareilles positions. Vous savez que la gauche pense que je suis conservatrice, et que les conservateurs pensent parfois que je suis de gauche, ou une indépendante ou Dieu sait quoi. Et je ne m'en soucie pas plus. Je ne pense pas que les vraies questions de ce siècle puissent être d'aucune façon éclaircies par des choses de ce genre."
Ce type de réponse illustrait parfaitement l'attitude qu'Hannah Arendt avait eue toute sa vie, pensant toujours librement, quitte à heurter, parce qu'il en était ainsi et qu'elle ne pouvait pas faire autrement.
Le dernier grand texte sur lequel elle travaillait encore à l'heure de sa mort, intitulé "La vie de l'esprit", est considéré comme son testament philophique. Divisé en trois parties : les deux premières, La Pensée et La Volonté, furent rédigées par elle, la troisième, un recueil de conférences sur la philosophie de Kant, dont elle souhaitait se servir, fût ajoutée par Mary Mc Carthy qui se chargea de l'édition de l'ouvrage.
Hannah Arendt n'avait jamais eu tendance à s'apitoyer sur son sort, et c'est ainsi qu'elle avait négligé une chute qu'elle avait faite en trébuchant sur un trottoir à la descente d'un taxi. Une foule s'était rassemblée autour d'elle pour l'aider et on avait appelé la Police. "Pendant qu'elle attendait, rassemblant ses forces et cherchant à savoir si elle ne s'était rien cassé, avant l'arrivée de la Police, elle était debout, et se frayant un chemin dans la foule, elle était rentrée chez elle." Cet événement, en apparence bénin, était sans doute révélateur d'un état de santé défaillant et d'un dysfonctionnement, qui aurait mérité un suivi médical. Elle avait raconté cet incident à son amie Lotte Kohler au téléphone, précisant qu'elle ne souhaitait pas consulter un médecin. Elle avait malgré tout pris rendez-vous le lendemain mais un orage étant survenu, elle avait renoncé à s'y rendre.
Le 4 décembre 1975, ayant convié à dîner Salo et Jeannette Baron, laissant le texte sur lequel elle était en train de travailler, elle était allée accueillir ses amis. La conversation allait bon train quand "Après une brève quinte de toux, Hannah se renversa dans le fauteuil où elle était installée pour leur servir le café et perdit connaissance. Sur un flacon de médicaments, ils trouvèrent le nom de son médecin, qui arriva sur le champ et prévint Lotte Kohler. Mais avant qu'elle ne fut arrivée, Hannah Arendt était morte d'une attaque, sans avoir repris connaissance."
La cérémonie de funérailles eut lieu le 8 décembre 1975, en la chapelle du Mémorial de Riverside, en présence d'au moins trois cent personnes. "A sa demande, elles furent semblables à celles d'Heinrich Blücher. Au même endroit, avec le même cercueil en pin massif, recouvert de roses blanches, ses funérailles furent aussi une cérémonie du souvenir pour ses amis." Hans Jonas et Mary Mc Carty s'exprimèrent.
"Jonas évoqua la jeune femme qu'il avait rencontrée au séminaire de Martin Heidegger. Le brio intellectuel n'était pas chose rare en ces lieux. Mais il y avait en elle une intensité, une direction intérieure, une recherche instinctive de la qualité, une quête tâtonnante de l'essence, une façon d'aller au fond des choses, qui répandaient une aura magique autour d'elle. On ressentait une absolue détermination à être soi-même, avec une force qui n'avait d'égale que sa grande vulnérabilité".
"Mary Mc Carthy évoqua aussi la présence physique de son amie : "Lorsqu'elle parlait, on croyait assister aux mouvements mêmes de son esprit à travers gestes et actions. Ainsi, quand elle fronçait les lèvres et les sourcils et prenait pensivement son menton dans ses mains.
Ses cendres furent ensuite enterrées au Bard Collège, aux côtés de Heinrich Blücher. Elle avait fait installer, devant la pierre tombale, un banc de pierre, où elle venait se recueillir dans le calme, tentant enfin de parvenir à une certaine sérénité, celle d'Heinrich, qui lui avait tenu la main, avant de s'en aller pour toujours.
Je terminerai cette longue évocation, en rendant hommage à Elisabeth Young-Bruehl, qui a effectué un travail extraordinaire pour rédiger cette passionnante biographie, mue par l'affection et l'admiration qu'elle vouait à son professeur. Pour ma part, il est clair que je suis loin d'avoir tout dit sur la vie de la femme remarquable qu'était Hannah Arendt, dont je retiens avant tout les propos de Hans Jonas, "cette absolue détermination à être soi-même", notion qui, en ces temps troublés, devrait inspirer toutes les femmes, et qui a fait que je me suis attachée à elle.
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