Mon âme est une infante
Un poème d'Albert Samain
Catherine Franck |
Mon âme est une infante en robe de parade
Dont l'exil se reflète, éternel et royal
Aux grands miroirs déserts d'un vieil Escurial
Ainsi qu'une galère oubliée en la rade
Aux pieds de son fauteuil, allongés noblement
Deux lévriers d'Ecosse aux yeux mélancoliques
Chassent, quand il lui plaît, les bêtes symboliques
Dans la forêt du rêve et de l'enchantement
Son page favori, qui s'appelle Naguère
Lui lit d'ensorcelants poèmes à mi-voix
Cependant qu'immobile, une tulipe aux doigts
Elle écoute mourir en elle leur mystère
Le parc alentour d'elle étend ses frondaisons
Ses marbres, ses bassins, ses rampes à balustres
Et, grave, elle s'enivre à ces songes illustres
Que recèlent pour nous les nobles horizons
Elle est là résignée, et douce, et sans surprise
Sachant trop pour lutter comme tout est fatal
Et se sentant, malgré quelque dédain natal
Sensible à la pitié comme l'onde à la brise
Elle est là résignée, et douce en ses sanglots
Plus sombre seulement quand elle évoque en songe
Quelque Armada sombrée à l'éternel mensonge
Et tant de beaux espoirs endormis sous les flots
Des soirs trop lourds de pourpre où sa fierté soupire
Les portraits de Van Dyck aux beaux doigts longs et purs
Pâles en velours noir sur l'or vieilli des murs
En leurs grands airs défunts la font rêver d'empire
Les vieux mirages d'or ont dissipé son deuil
Et, dans les visions où son ennui s'échappe
Soudain, gloire ou soleil, un rayon qui la frappe
Allume en elle tous les rubis de l'orgueil
Mais d'un sourire triste elle apaise ces fièvres
Et, redoutant la foule aux tumultes de fer
Elle écoute la vie, au loin, comme la mer
Et le secret se fait plus profond sur ses lèvres
Rien n'émeut d'un frisson l'eau pâle de ses yeux
Où s'est assis l'esprit voilé des villes mortes
Et par les salles, où sans bruit tournent les portes
Elle va, s'enchantant de mots mystérieux
L'eau vaine des jets d'eau là-bas tombe en cascade
Et, pâle à la croisée, une tulipe aux doigts
Elle est là reflétée aux miroirs d'autrefois
Ainsi qu'une galère oubliée en la rade
Albert Samain (1858-1900), est un poète symboliste français. Ce très beau poème est issu d'un recueil intitulé "Au jardin de l'infante". Je l'ai découvert récemment et j'ai ardemment souhaité le partager avec les lecteurs de Vert Céladon, pour les remercier de leur fidélité malgré mon très long silence. En espérant qu'il les touchera autant que j'ai pu l'être.
Christine Filiod-Bres
Juillet 2020
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