mardi 3 février 2015

Eugénie Brazier - Fille ... et Mère






Eugénie Brazier dite "La Mère Brazier" - 1895 - 1977





Eugénie Brazier - Fille ... et Mère




Si l'on s'en tient à la réussite et à la notoriété qui furent celle d'Eugénie Brazier, dite "La Mère Brazier", on pourrait imaginer qu'une bonne fée s'est penchée sur son berceau, le jour de sa naissance, le 12 juin 1895 à La Tanclière, village du département de l'Ain, proche de Bourg-en-Bresse, dans une famille de paysans de la région.


Cette vision doit cependant être nuancée, tant à cette époque, le sort qui était celui des enfants de sa condition sociale, pouvait être rude. Le sien le fut plus encore, puisqu'elle eut la douleur de perdre sa mère alors qu'elle n'avait que dix ans.


Ce drame, dont on ne sait rien de l'impact qu'il eut sur son affectivité, l'époque ne se prêtant pas à l'apitoiement et à la psychologie, constitua cependant un tournant, puisqu'il lui forgea le caractère bien trempé qui était le sien, après que son père l'eût placée dans les fermes de la Bresse, où elle gardait vaches et cochons. C'est durant ses séjours dans les fermes, qu'elle apprit les premiers rudiments de la cuisine bressane,  caractérisée comme on le sait, par l'emploi de la crème et du beurre.



Eugénie Brazier en cuisine



Un autre événement fondateur dans la vie d'Eugénie Brazier, dramatique lui aussi, et emblématique des moeurs de l'époque, fut la naissance de son fils Gaston, dont elle accouche à dix-neuf ans, après à sa rencontre avec un homme marié, originaire de Dompierre-sur-Veyle. Chassée par son père, devenue "fille-mère", étiquette infamante s'il en est en ce début du vingtième siècle, elle place son enfant, quitte sa région, et arrive à Lyon en 1914.


Elle trouve alors un emploi de femme de ménage chez un fabricant de pâtes, la Maison Milliat, très connue à Lyon en son temps, et ayant le goût de la cuisine, elle s'approche de temps en temps des fourneaux. Un jour, où la cuisinière de la maison est absente, elle démontre ses talents. Ses patrons l'encouragent et la placent alors chez "La Mère Fillioux", célébrée par Curnonsky, une de ces authentiques "Mères" qui ont fait la réputation de la gastronomie lyonnaise. C'est ainsi qu'elle apprend à préparer la volaille demi-deuil, où la truffe est placée sous la peau en de généreuses tranches, et pochée, de même que les artichauts au foie gras, autre spécialité de Madame Fillioux.


Mais les relations sont rudes entre les deux femmes, et Eugénie décide alors de voler de ses propres ailes. Elle s'installe au 12 de la rue Royale à Lyon, sur les Pentes de la Croix-Rousse, où elle ouvre son restaurant, une ancienne épicerie-comptoir. C'est à partir de ce lieu, devenu mythique, proche des quais du Rhône, qu'elle va parfaire sa cuisine, en adaptant et modifiant les recettes de son ancienne patronne, et les rendre célèbres dans le monde entier.



Chez "La Mère Brazier" au 12 rue Royale à Lyon 1er arrondissement




Les soyeux, fort nombreux à l'époque dans ce quartier, y viennent comme à la cantine, de même que les élus de l'Hôtel de ville tout proche, qui s'y réunissent, pour festoyer dans les salons qu'Eugénie a créés à l'étage, et qui abritent le secret des conversations des négociations politiques.


En 1932, elle obtient 2 étoiles au Guide Michelin, puis 3 étoiles en 1933, récompenses suprêmes, qui ont dû la conforter et la consoler des vicissitudes de sa jeunesse, même si les blessures ont certainement été profondes. Ces promotions font d'elle l'emblème de Lyon, et Edouard Herriot, qui en fût si longtemps le Maire, disait à son propos : "Elle fait plus que moi pour la renommée de la ville".


Edouard Herriot, ancien Maire de Lyon, aux côtés de Jean Vettard chef étoilé lyonnais


La clientèle des soyeux lyonnais, qu'Eugénie Brazier avait su s'attacher, a beaucoup oeuvré pour la renommée internationale de sa table, puisqu'ils y conviaient leurs clients américains, japonais et bien d'autres encore ; le célèbre critique Curnonsky fait son éloge, et après la seconde guerre mondiale, le directeur du Waldorf Astoria de New-York lui propose les fourneaux du palace. Elle ne donne pas suite à l'offre, car en femme entreprenante, elle a ouvert un second restaurant à la campagne, à Pollionay près de Lyon, son fils Gaston, tenant les rênes de la rue Royale.



Eugénie Brazier et Fernand Point - Chef étoilé du célère restaurant "La Pyramide" à Vienne (Isère)


Et c'est dans ce restaurant du Col de la Luère, qui deviendra aussi célèbre que celui de la rue Royale, qu'Eugénie accueille un jeune apprenti. Il n'a que vingt ans, il s'appelle Paul Bocuse, et elle ne sait pas encore qu'il va devenir le pape de la gastronomie française, et son plus fidèle ambassadeur dans le monde entier. Pour l'heure, il cuisine, mais comme il l'a souvent dit, s'occupe du jardin, des vaches, de la lessive et du repassage ...


En 1964, au Col de la Luère, avec entre autres Paul Bocuse, en arrière-plan à gauche,
  et Jean Vettard



Eugénie Brazier a 72 ans en 1968 ; elle est fatiguée après une vie de responsabilités et de travail intense, et passe le flambeau à son fils Gaston. Elle s'éteint en 1977 alors âgée de 81 ans. En 2003, pour fêter les 80 ans du restaurant, la rue la plus proche du 12 rue Royale, est rebaptisée "rue Eugénie Brazier" par la Mairie de Lyon.




Le restaurant au 12 rue Royale à Lyon dans le 1er arrondissement





En 1974, sa petite fille, Jacotte Brazier, fille de Gaston, prend la direction du restaurant à la mort de son père, et poursuit durant trente ans, l'oeuvre de sa grand-mère et de son père.



Jacotte tient cependant des propos lucides et nuancés, mais teintés d'amertume, sur cette grand-mère d'exception : "Elle n'a jamais montré beaucoup d'amour. Au fond, elle restait une paysanne, secrète, dure. Elle s'est aperçue qu'elle aimait mon père lorsqu'il est mort". Mais Jacotte sait aussi que cette maîtresse-femme, petite paysanne illettrée, il faut le rappeler, a certainement été blessée dans sa prime enfance par la mort de sa mère, et sa condition dite de "fille-mère", bannie par son père. Elle appartenait aussi à une génération qui n'exprimait pas ses sentiments, où le travail acharné était une ligne de vie et le seul salut.


Le destin d'Eugénie Brazier, dite "La Mère Brazier", est exemplaire de celui de bien des femmes de condition modeste de sa génération, qui ont su, à force de courage, de travail et de talent, atteindre une remarquable réussite professionnelle, qui force le respect, au prix sans doute de quelques renoncements.


Et pour résumer de telles existences, le dernier mot revient à Jacotte : "Nos Mères avaient des vies d'hommes, du coup elles n'ont pas trop connu le machisme." Tout est dit.




Christine Filiod-Bres
3 février 2015




Toutes les photos sont dans le domaine public.
On pourra également se documenter à travers l'ouvrage
de Jean-François Mesplède "Eugénie Brazier - Un héritage gourmand"  



    





  



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