dimanche 22 février 2015











LES VESTIGES DU JOUR

Kazuo ISHIGURO


"Monsieur Stevens, pourquoi ne dites-vous jamais ce que vous ressentez ..."



La découverte, il y a quelques années, de ce qui est selon moi le plus beau roman de Kazuo ISHIGURO, "LES VESTIGES DU JOUR", fut un moment très important dans mon parcours littéraire, et demeure une de mes grandes émotions de lectrice.


Le récit du voyage de Stevens, majordome vieillissant, partant à la rencontre de Miss Kenton, gouvernante côtoyée durant sa longue vie professionnelle, au sein d'une grande maison de l'aristocratie britannique, Darlington Hall, dont il était secrètement épris, sans vraiment oser se l'avouer, et les souvenirs qui l'assaillent au cours de son parcours, m'avaient touchée. 


Kazuo ISHIGURO n'a pas son pareil pour évoquer le drame de ces êtres qui, minés par le non-dit, le sens du devoir et la fidélité, passent à côté de leur vie et en font le sacrifice, au prix de renoncements qui les verront floués.


Stevens, le héros du roman, est le prototype parfait de ce qu'en Angleterre, on nomme un Butler, sorte d'intendant, responsable de l'organisation d'une grande maison et de la gestion de sa nombreuse domesticité ; ce type d'employé, totalement pénétré des devoirs de sa charge, étant très recherché par l'aristocratie anglaise.


Mais ce livre n'est pas que la description des frustrations et des intermittences du coeur d'un employé modèle, il aborde également un thème assez sensible sur le plan politique, et rarement évoqué dans la littérature anglaise, celui des tentations nettement favorables à l'Allemagne nazie, et ce, dès les années trente, d'une certaine frange de l'aristocratie.


C'est au cours de son périple en voiture, à la rencontre de Miss Kenton, qu'il se remémore les dîners et réunions, organisés par son maître Lord Darlington, auxquels Stevens a veillé avec soin, où la fine fleur de la gentry travaillait à la remilitarisation de l'Allemagne après le Traité de Versailles. Réalisant qu'à l'époque il s'était interdit tout jugement et tout parti pris sur les orientations de Lord Darlington, il prend conscience, bien longtemps après, que celui-ci s'est fourvoyé, plus ou moins consciemment, vraisemblablement victime de la pression exercée par sa classe sociale.


Un passage significatif du roman illustre cet aspect, et vient troubler la mémoire de Stevens, comme un retour du refoulé, où il se souvient que Lord Darlington, sous la pression de certains de ses amis, lui a demandé de licencier deux employées d'origine allemande, parce qu'elles étaient juives. Bouleversé par la demande de son maître, il ne laissera cependant rien paraître de son désarroi et exécutera ses ordres, malgré les protestations de Miss Kenton, lui reprochant son inertie et l'impossibilité dans laquelle il se trouve d'exprimer ses sentiments et un quelconque jugement.


Kazuo Ishiguro

La relation confuse et poignante qu'entretiennent Miss Kenton et Stevens durant tout le séjour de celle-ci à Darlington Hall, est un autre ressort du roman. Le respect mutuel qu'ils se vouent sur le plan professionnel et humain, et la personnalité fougueuse de la jeune femme, sont très émouvants ; mais le majordome, empêtré dans le non-dit, ne parviendra pas à avouer ses sentiments, et ne manifestera aucune émotion apparente, lorsque Miss Kenton, déçue, lui annoncera son mariage, qu'on devine contracté par dépit, avec le majordome d'une autre grande maison.


Miss Kenton, devenue Madame Benn, attendra vingt ans pour revoir Stevens, à qui elle a écrit à la mort de Lord Darlington. Elle ne lui cachera pas l'échec de son mariage, au cours d'une conversation, où ils abordent l'attitude de Lord Darlington et son procès perdu après la guerre, où il avait tenté de défendre son honneur.


Stevens propose à Miss Kenton de revenir à Darlington, désormais la propriété d'un très riche américain, mais sa fille étant sur le point d'accoucher, elle se voit contrainte de refuser son offre. Tout se joue à nouveau à cet instant là, tous deux ayant conscience d'être passés à côté d'un amour qui ne les réunira pas.


Kazuo ISHIGURO, écrivain de langue anglaise, d'origine japonaise, a su nous raconter une histoire bouleversante, à travers son style très classique, où l'émotion pointe par petites touches, quasi impressionnistes, où la marche du monde se confond avec le destin des hommes et des femmes, qui passent parfois à côté d'un bonheur auquel ils auraient pu prétendre, mais qui leur sera refusé, car ils sont impuissants face à l'expression de sentiments trop longtemps étouffés.


Le Jury du prestigieux Booker Prize ne s'y est pas trompé, et a attribué, en 1989, à Kazuo Ishiguro son prix éponyme pour ce magnifique roman, devenu un classique, et emblématique de son oeuvre passionnante, sensible, et originale.





Christine Filiod-Bres
22 février 2015









jeudi 12 février 2015

Poésie - Pure













Pure



Faire grimper le mercure
Vénus à la fourrure
Attiser les brûlures

Aller chercher l'épure
Et réduire la voilure
Pour fuir la déchirure

Et mesure pour mesure
En faisant bonne figure
Se perdre en conjectures





Christine Filiod-Bres
février 2015

Petit poème en prose - Grand Nord











N'être qu'une petite herbe

Penchée

Là-bas, dans le Grand Nord






Christine Filiod-Bres
février 2015 


vendredi 6 février 2015

Poésie - Comment a-t-elle fait après ?








Comment a-t-elle fait après ?





The Bridges of Madison County
(Sur la route de Madison) - Clint Eastwood 




Comment a-t-elle fait après ?
Pour regarder le ciel
S'asseoir au soleil
Et ne penser à rien


Comment a-t-elle fait après ?
Pour sourire aux enfants
Mettre une petite robe noire
Se trouver encore belle


Comment a-t-elle fait après ?
Pour relire ce livre
Qui lui parle tant d'elle
Mais ne lui apprend rien


Comment a-t-elle fait après ?
Pour réparer son âme
Essayer d'oublier
Cette impasse enchantée 





Christine Filiod-Bres
novembre 2014

mardi 3 février 2015

Eugénie Brazier - Fille ... et Mère






Eugénie Brazier dite "La Mère Brazier" - 1895 - 1977





Eugénie Brazier - Fille ... et Mère




Si l'on s'en tient à la réussite et à la notoriété qui furent celle d'Eugénie Brazier, dite "La Mère Brazier", on pourrait imaginer qu'une bonne fée s'est penchée sur son berceau, le jour de sa naissance, le 12 juin 1895 à La Tanclière, village du département de l'Ain, proche de Bourg-en-Bresse, dans une famille de paysans de la région.


Cette vision doit cependant être nuancée, tant à cette époque, le sort qui était celui des enfants de sa condition sociale, pouvait être rude. Le sien le fut plus encore, puisqu'elle eut la douleur de perdre sa mère alors qu'elle n'avait que dix ans.


Ce drame, dont on ne sait rien de l'impact qu'il eut sur son affectivité, l'époque ne se prêtant pas à l'apitoiement et à la psychologie, constitua cependant un tournant, puisqu'il lui forgea le caractère bien trempé qui était le sien, après que son père l'eût placée dans les fermes de la Bresse, où elle gardait vaches et cochons. C'est durant ses séjours dans les fermes, qu'elle apprit les premiers rudiments de la cuisine bressane,  caractérisée comme on le sait, par l'emploi de la crème et du beurre.



Eugénie Brazier en cuisine



Un autre événement fondateur dans la vie d'Eugénie Brazier, dramatique lui aussi, et emblématique des moeurs de l'époque, fut la naissance de son fils Gaston, dont elle accouche à dix-neuf ans, après à sa rencontre avec un homme marié, originaire de Dompierre-sur-Veyle. Chassée par son père, devenue "fille-mère", étiquette infamante s'il en est en ce début du vingtième siècle, elle place son enfant, quitte sa région, et arrive à Lyon en 1914.


Elle trouve alors un emploi de femme de ménage chez un fabricant de pâtes, la Maison Milliat, très connue à Lyon en son temps, et ayant le goût de la cuisine, elle s'approche de temps en temps des fourneaux. Un jour, où la cuisinière de la maison est absente, elle démontre ses talents. Ses patrons l'encouragent et la placent alors chez "La Mère Fillioux", célébrée par Curnonsky, une de ces authentiques "Mères" qui ont fait la réputation de la gastronomie lyonnaise. C'est ainsi qu'elle apprend à préparer la volaille demi-deuil, où la truffe est placée sous la peau en de généreuses tranches, et pochée, de même que les artichauts au foie gras, autre spécialité de Madame Fillioux.


Mais les relations sont rudes entre les deux femmes, et Eugénie décide alors de voler de ses propres ailes. Elle s'installe au 12 de la rue Royale à Lyon, sur les Pentes de la Croix-Rousse, où elle ouvre son restaurant, une ancienne épicerie-comptoir. C'est à partir de ce lieu, devenu mythique, proche des quais du Rhône, qu'elle va parfaire sa cuisine, en adaptant et modifiant les recettes de son ancienne patronne, et les rendre célèbres dans le monde entier.



Chez "La Mère Brazier" au 12 rue Royale à Lyon 1er arrondissement




Les soyeux, fort nombreux à l'époque dans ce quartier, y viennent comme à la cantine, de même que les élus de l'Hôtel de ville tout proche, qui s'y réunissent, pour festoyer dans les salons qu'Eugénie a créés à l'étage, et qui abritent le secret des conversations des négociations politiques.


En 1932, elle obtient 2 étoiles au Guide Michelin, puis 3 étoiles en 1933, récompenses suprêmes, qui ont dû la conforter et la consoler des vicissitudes de sa jeunesse, même si les blessures ont certainement été profondes. Ces promotions font d'elle l'emblème de Lyon, et Edouard Herriot, qui en fût si longtemps le Maire, disait à son propos : "Elle fait plus que moi pour la renommée de la ville".


Edouard Herriot, ancien Maire de Lyon, aux côtés de Jean Vettard chef étoilé lyonnais


La clientèle des soyeux lyonnais, qu'Eugénie Brazier avait su s'attacher, a beaucoup oeuvré pour la renommée internationale de sa table, puisqu'ils y conviaient leurs clients américains, japonais et bien d'autres encore ; le célèbre critique Curnonsky fait son éloge, et après la seconde guerre mondiale, le directeur du Waldorf Astoria de New-York lui propose les fourneaux du palace. Elle ne donne pas suite à l'offre, car en femme entreprenante, elle a ouvert un second restaurant à la campagne, à Pollionay près de Lyon, son fils Gaston, tenant les rênes de la rue Royale.



Eugénie Brazier et Fernand Point - Chef étoilé du célère restaurant "La Pyramide" à Vienne (Isère)


Et c'est dans ce restaurant du Col de la Luère, qui deviendra aussi célèbre que celui de la rue Royale, qu'Eugénie accueille un jeune apprenti. Il n'a que vingt ans, il s'appelle Paul Bocuse, et elle ne sait pas encore qu'il va devenir le pape de la gastronomie française, et son plus fidèle ambassadeur dans le monde entier. Pour l'heure, il cuisine, mais comme il l'a souvent dit, s'occupe du jardin, des vaches, de la lessive et du repassage ...


En 1964, au Col de la Luère, avec entre autres Paul Bocuse, en arrière-plan à gauche,
  et Jean Vettard



Eugénie Brazier a 72 ans en 1968 ; elle est fatiguée après une vie de responsabilités et de travail intense, et passe le flambeau à son fils Gaston. Elle s'éteint en 1977 alors âgée de 81 ans. En 2003, pour fêter les 80 ans du restaurant, la rue la plus proche du 12 rue Royale, est rebaptisée "rue Eugénie Brazier" par la Mairie de Lyon.




Le restaurant au 12 rue Royale à Lyon dans le 1er arrondissement





En 1974, sa petite fille, Jacotte Brazier, fille de Gaston, prend la direction du restaurant à la mort de son père, et poursuit durant trente ans, l'oeuvre de sa grand-mère et de son père.



Jacotte tient cependant des propos lucides et nuancés, mais teintés d'amertume, sur cette grand-mère d'exception : "Elle n'a jamais montré beaucoup d'amour. Au fond, elle restait une paysanne, secrète, dure. Elle s'est aperçue qu'elle aimait mon père lorsqu'il est mort". Mais Jacotte sait aussi que cette maîtresse-femme, petite paysanne illettrée, il faut le rappeler, a certainement été blessée dans sa prime enfance par la mort de sa mère, et sa condition dite de "fille-mère", bannie par son père. Elle appartenait aussi à une génération qui n'exprimait pas ses sentiments, où le travail acharné était une ligne de vie et le seul salut.


Le destin d'Eugénie Brazier, dite "La Mère Brazier", est exemplaire de celui de bien des femmes de condition modeste de sa génération, qui ont su, à force de courage, de travail et de talent, atteindre une remarquable réussite professionnelle, qui force le respect, au prix sans doute de quelques renoncements.


Et pour résumer de telles existences, le dernier mot revient à Jacotte : "Nos Mères avaient des vies d'hommes, du coup elles n'ont pas trop connu le machisme." Tout est dit.




Christine Filiod-Bres
3 février 2015




Toutes les photos sont dans le domaine public.
On pourra également se documenter à travers l'ouvrage
de Jean-François Mesplède "Eugénie Brazier - Un héritage gourmand"  



    





  



dimanche 1 février 2015

Petit poème en prose - Parfum













Haïku du parfum


Un sillage poudré

Ho Hang

Regrets éternels









Christine Filiod-Bres
1er février 2015